Francesca Solari

DISCOURS AMOUREUX DU CINEMA

Marcel Hanoun s’en est allé avec deux projets, l’un sur la mort et l’autre sur l’amour, l’un en travail et l’autre en lueur, venant de surgir, soudain, de la vie, du réel, de l’insaisissable, d’une écoute aiguisée et pénétrante. Quand Marcel a parlé de l’amour, des amours, de ces rencontres amoureuses lumineuses et fulgurantes, qui ponctuent nos vies, sa respiration était déjà fatiguée. Il a demandé de sortir de sa sacoche une petite caméra, une nouvelle, encore, et il a tourné un plan, le dernier.
Ce film restera une lueur qui aura traversé toute son œuvre, qui n’est pas sur l’amour, mais consubstantielle à l’amour.
L’amour, ce fils de Poros et de Poenia, du passage et du manque, ne peut en effet vivre que de l’accueil de son propre manque. C’est la pensé mystique, chère à Marcel et nourriture de son œuvre, qui éclaire le mythe de Poenia et Poros. L’amour ne peut croître que de sa propre imperfection assimilée. L’amour ne peut se nourrir que de son propre deuil, deuil de sa faim de fusion, acceptation de la distance qui sépare l’aimant et l’aimé, révérence à l’altérité.
Tout en partant de son désir d’homme, gourmand, assoiffé, parfois dévorateur, de complicité, de reconnaissance et d’amitié, autant que d’un bon verre de Grave ou d’un goûteux morceau de parmesan, Marcel n’a cessé de travailler et de penser le manque, l’absence, le silence, l’espace du souffle. Il l’a fait, à tous les niveaux du dispositif créatif : renonciation à la fiction, deuil de la représentation, inflexion de la direction, ouverture à l’aléatoire, primauté du hors-champ, co-création avec l’acteur, liberté rendue au spectateur, liberté de rêver, d’imaginer, de voir son propre film.
Dans sa tension incessante à la création,
dans son désir inépuisable de cinéma,
dans sa recherche inaccessible de l’amour,
Marcel Hanoun a fondé une nouvelle discipline, qu’on pourrait appeler une érotique du cinéma, selon la signification grecque de l’érotique qui n’évoquait pas, comme de nos jours, le plaisir sexuel, mais signifiait la science de l’amour.
Science amoureuse,
discours amoureux du cinéma,
au sein du cinéma.


Francesca Solari
(Octobre 2012)

LE CINÉMA AU PRÉSENT DE MARCEL HANOUN propos croisés avec Francesca Solari

Parus dans Persistance en Novembre 1997


Francesca Solari. Résistance à une façon de filmer par appropriation, à la perte des atmosphères, à la production de formes vides, d’images sans âme. Aspiration à créer dans la complicité, la compassion avec les personnes filmées. Désir d’approcher la vérité infra-subtile de la vie, de dévoiler les énergies, de donner cours aux rêves, de générer, par un processus cathartique, des démarches de liberté. Tout cela était d’une façon confuse en moi, réalisatrice insatisfaite, ouvrière de l’industrie médiatique. Je l’ai vu prendre corps sur l’écran, dans des moments privilégiés: les projections des films de Marcel Hanoun. Un cinéma qui est un appel.

Marcel Hanoun. Le film s’offre au spectateur dans un échange, dans un véritable échange. Je crois pouvoir dire que le film regarde le spectateur. Le film doit exercer lui-même un regard, sur celui qui regarde, dans un partage, un échange, dans un va-et-vient. C’est ce qui fait la spécificité de mes films.
Mes films interpellent d’une certaine manière, provoquent. Existent. C’est ce qui est important pour un film. Un film est une rencontre réciproque. Il y a un pari au départ, mais c’est un pari que je suis constamment prêt à tenir. Même dans le sens de la confrontation. C’est important qu’il y ait ce passage d’une œuvre dormante, qui existe, mais doit être réveillée, mise au jour, offerte en véritable partage avec l’autre, avec le spectateur, étant entendu que le créateur est le premier spectateur du film.
Aucun créateur ne peut penser, ne peut dire – il y a des créateurs qui le disent, c’est presque cynique ou inconscient – qu’en faisant un film, il pense au public. Ce public est un apriori. Le public n’existe pas. Quelles que soient les conditions de projection, le film s’adresse à une personne à la fois. Le public se constitue dans l’échange. C’est le film qui fait le public, qui va faire le spectateur, le travailler, le regarder.

 

F.S. Paris – Locarno – Paris: la rétrospective au Jeu de Paume, l’hommage au festival de Locarno, la prospective en cours au Cinéma Denfert. Être regardée par les films encore peu connus des années 80 et 90, des films capables de réveiller le désir. Encouragement pour moi à quitter les chaînes, quitter la télévision, filmer ce que j’ai à filmer.

M.H. Les images doivent naître avec le spectateur. Je crois que les images – je ne sais pas si j’y arrive vraiment – les images devraient naître au fur et à mesure pour le spectateur, s’inscrire dans son inconscient. Il n’y a pas déroulement d’images déjà fabriquées et ensuite montrées au spectateur. Le spectateur doit comme assister à l’accouchement d’un film au présent, concomitant de la vision. Il est contemporain du film, créé par le film, accouché en même temps que le film accouche devant lui.

 

F.S. Quelques œuvres en particulier me touchent ou m’accouchent: Otage – 1989, Je meurs de vivre – 1992/94, Un arbre fou d’oiseau -1995/96, Les amants de Sarajevo – 1993. Des titres qui déjà, comme des germes, contiennent les films entiers. Un parcours à travers l’insoutenable, l’amour, la mort, l’amour plus fort que la mort.

M.H. Un film part d’un gène de quelque chose de très ténu, de très petit, d’infiniment petit. J’ai besoin d’avoir un titre en premier et c’est à partir du titre que peut se développer tout le film. C’est à partir d’une écriture stratifiée que peut naître un projet, sans forcement avoir à développer le film. Il y a un développement inconscient du film qui se fait. Il y a une maturation, comme fantasmatique, exprimée dans une écriture première. Après l’écriture, durant le tournage, le film est toujours à naître. Il se découpe, il se révèle, il n’est pas donné d’emblée dans une pré-écriture. Il s’écrit durant le tournage, durant le montage. S’il est écrit d’avance, c’est un film arrêté, c’est un film qui n’a pas de devenir. Je peux dire que la plupart des films sont faits comme ça, sans devenir. Ils n’ont qu’un devenir commercial, un devenir de diffusion, mais ce ne sont pas des films en quête d’une rencontre. Il y a comme une quête impossible, une quête mystique: la recherche du Graal est une recherche que l’on sait sans fin, sans aboutissement et comme sans objet. C’est la quête du film qui est importante et non pas le film-objet, le film définitif. C’est le porte-à-faux du film, la quête du film, le devenir du film, qui fait le film.

 

F.S. Film-antidote. Antidote au nihilisme, à ce nihilisme ignoré par l’histoire de la philosophie et pourtant omniprésent, incrusté dans les produits de la communication: nihilisme de la copie exsangue, de la vraisemblance, du spectaculaire qui remplace la vérité. Nihilisme de l’indifférence au vrai.

M.H. Pour moi le cinéma, chaque film, porte en soi sa vérité, sa vérité interne, organique. On voudrait faire de la réalité une sorte de modèle, de modèle de vérité. La vérité n’est pas dans un modèle, dans une réflexion, une mise en miroir.
Un film est un choc, dans ce qu’il a de premier, d’immédiat, dans ce qu’il a de non représentatif, de brut même. Peut-être le propos est-il de retrouver le brut, plutôt que de tenter une représentation, comme en une redite, qui ne serait pas la première. Même à travers un travail, c’est quelque chose de spontané, qui apparaît comme indéniable et irréfutable. Je crois pouvoir dire que mes films traversent le temps et que, à la longue, ils deviennent irréfutables, qu’ils sont porteurs d’une vérité, de leur vérité et que cette vérité devient celle du propos tenu, celle qui existe par rapport au sujet choisi, travaillé, voulu, au sujet pris de la réalité.

F.S. Cette vérité n’est pas en opposition avec le faux, mais plutôt avec le non-dit. C’est une vérité du vécu cherchant les paroles et les images pour se dire. Elle se situe à la limite du visible et de l’invisible, du dicible et de l’indicible.

M.H. Plus elle est écartelée, démesurée, et plus elle est juste. Même donner le vrai à travers le faux. Ce n’est pas une vérité absolue, ni une vérité simplement reproduite.
Par rapport au film «Les amants de Sarajevo», on m’a dit que ce n’était pas du réel, mais qu’est-ce que le réel? J’ai préféré faire parler un jeune couple déjà mort. Par rapport au choc même de cette guerre il fallait qu’il y ait un choc cinématographique. C’est ce qui fait la violence du film: ce couple jeune, qui voulait échapper à l’enfer de Sarajevo et qui a été tué. Le film, c’est le choc de cette mort, le choc de ma réaction première en écoutant cette nouvelle.

 

F.S. Les images et les paroles, les images avec les paroles, échappent à toutes les possibles hiérarchisations répertoriées par l’analyse de film, à la redondance et à la contradiction. Images et paroles complices, consubstantielles.

M.H. Il y a des équivalences de langage, des structures de langage qui sont interchangeables et qui font qu’une structure mot peut prendre la place d’une structure image ou inversement, ou d’autres éléments qui seraient d’un autre ordre, musical par exemple. Toutes ces structures font le langage cinématographique.
Sur un plan personnel, j’ai autant de plaisir aujourd’hui à écrire littéralement, à écrire des mots, à mettre des mots sur le papier, qu’à faire des images et des sons. Se revendiquer comme cinéaste, c’est faire partie d’un tout. Je ne sépare pas la création entre démarche musicale, picturale, littéraire. C’est le même désir d’exprimer. Tous, on devrait fonctionner comme artistes, ouverts à la société, à ce qui se passe.

F.S. Le langage est habité par la métonymie, des images et des paroles sur le même plan que les choses et les êtres.

M.H. Le cadrage n’est pas une fenêtre ouverte sur autre chose. C’est le choix de la partie minime que l’on va éclairer, partie métonymique que l’on va montrer, de ce qui nous entoure et qui serait dans une dimension sphérique.Tout ce qui ne se voit pas, tout ce qui ne s’entend pas, est là, incontestablement aussi important que le reste de la sphère. Le cadre finalement est arbitraire – plus ou moins arbitraire. J’irais jusqu’à dire que le cinéma est tout ce qui n’est pas là, ce qui n’est pas dans le cadre. Le cinéma n’est fait que d’absence. Il y a l’image qui fait le film et il y a tout ce qui est hors cadre, qui est peut-être la projection de l’image elle-même, de l’image que l’on voit. Mais une projection qui n’est plus de l’ordre du visible, une projection mentale : le véritable film.

 

F.S. C’est une sphère intérieure plutôt qu’extérieure. Cela passe aussi par une image qui est proche du corps et attentive au geste avec sa racine profonde, sa raison d’être.

M.H. Le parcours du geste, la gestuelle, est une écriture, une écriture comme indéchiffrable. L’action qui ne serait pas un parcours d’écriture, qui ne serait pas graphique, l’action pour l’action, ne m’intéresse pas.

 

F.S. On pourrait parler de la place, de la qualité du corps, dont émane une intelligence, une spiritualité. Ce n’est pas le corps matière. C’est peut-être le corps énergie.

M.H. C’est l’essentiel du corps qui peut être montré au cinéma, l’essence. C’est tout ce que le corps est et qui va au-delà du corps lui-même, qui n’est pas mort. C’est ça qui peut être merveilleux : qu’une écriture soit un mouvement qui peut partir de l’inertie, qui peut partir de rien, mais qui découle du mouvement et de ce qu’il y a d’essentiel dans le mouvement. Un corps est toujours en marche même au-delà de la mort.

 

F.S. On ne peut le voir qu’à travers un regard qui renonce à prendre, à s’approprier. Un regard tactile qui dévoile. Un regard-caresse.

M.H. Le regard devrait être un regard amoureux. Je conçois difficilement de regarder quelqu’un sans un regard d’amour. Cela peut paraître en même temps érotique et mystique – les deux fonctionnent par ailleurs ensemble – mais je crois très fort en la nécessité qu’un regard ne soit pas innocent. Aucun regard ne l’est, de toute façon. Le pouvoir du regard, le regard qui exerce un pouvoir, est fréquent dans notre temps. C’est un regard qui montre tout, mais qui est en même temps comme aveugle. Le paradoxe de ce regard est qu’il n’a pas le sentiment de voir les choses et les gens. Il les regarde, les reproduit, les montre, les désigne, mais ne sait pas pour autant les voir.

F.S. Notre civilisation a fait de l’image un véhicule de convoitise, un instrument pour séduire, pour vendre et se vendre. A associé image et pouvoir.

M.H. C’est la vanité même du pouvoir. Il y a une vanité à exercer le pouvoir et à le faire à travers l’image. Aucune image n’est innocente. On ne devrait pas se permettre une inflation d’images. Mais pourtant cette inflation existe: vanité dangereuse.

 

F.S. Est-ce qu’il y aurait une relation entre mimesis et reproduction du pouvoir ? Est-ce qu’il faudrait critiquer le principe même de la représentation pour voir au-delà, pour voir le monde au-delà des formes déjà en place?

M.H. Le mot de représentation dit tout. Qui dit représentation dit répétition ; qui dit répétition dit justement mimétisme. C’est refaire une chose, que l’on présente une deuxième fois, que l’on re-présente. Il y a cet acte qui est plus juste, plus vrai, plus actif: l’acte de présentation. Le travail de présentation serait à la fois se servir des repères et perdre ces repères. Le travail de représentation serait comme un jeu qui serait toujours le même et il ne s’agirait que de donner des signes déjà convenus.

F.S. Comment voir? Retrouver un œil ancré dans l’être, capable de s’ouvrir sur l’inconnu.

M.H. Voir c’est comme saisir malgré soi ce qui n’est pas immédiatement visible. C’est le regard de l’être et c’est regarder l’être s’exprimer. S’exprimer dans ce qu’il peut y avoir d’essentiel, de vital. Au-delà de l’esthétique peut transparaître une éthique.

F.S. Il s’agirait de rétablir des relations avec les autres sens. De recomposer l’unité d’une sensibilité fractionnée.

M.H. Il y a une espèce de schizophrénie des médias. On parle de réel alors qu’on est détourné de la réalité. Ce qui est montré couramment dans les médias, c’est davantage le fantasmatique que le réel : une image déformée du réel. Le fantasme du créateur, même si de manière parabolique, peut rejoindre le réel et la réalité des corps.

F.S. Dans tes derniers films, le corps de la femme semblerait plus important que le corps de l’homme.

M.H. Je crois que le corps de la femme dit tout, alors que le corps de l’homme serait comme une censure, ce qui est paradoxal sur le plan anatomique.

F.S. Le féminin est aussi le côté refoulé de l’humanité.

M.H. Je reconnais en moi un côté féminin qui n’est pas toujours reconnu et accepté par l’homme. C’est peut-être le côté superficiel, le coté exhibition de l’homme que je refuse. Mes films ne s’exhibent pas. La vérité se trouverait plutôt dans la maîtrise de la virilité, dans la maîtrise de soi-même.

F.S. Il y a la lumière et l’obscurité, l’image et le noir, la parole et le silence.

M.H. Une parole, une image, peuvent être interrompues sans perdre leur sens. Il n’est pas obligatoire qu’une parole délivre un sens immédiat. On insiste à vouloir exprimer de la manière la plus exhaustive, mais je crois que le paradoxe, c’est d’exprimer par un manque, ne pas avoir à tout articuler pour que tout soit dit. Il peut y avoir des ruptures d’images, des ruptures de son, des silences, des noirs, des zones d’ombre, qui prennent la place d’un son, d’une image, d’une lumière. Le sens du film ne se perd pourtant pas: le sens de ce que l’on veut non pas forcément exprimer dans une communication totale, mais de ce que l’on veut aussi suggérer, provoquer, que l’on ignore peut-être soi-même. Dans la perception future du film, il y a quelque chose qui nous échappe, dont on ne connaît pas forcement les tenants et les aboutissants. Il y a une part d’aléatoire qui fait le film.

F.S. On peut questionner les rapports entre filmants et filmés pour défaire l’acte de pouvoir et dégager l’influence de créer une image, pour que l’être filmé puisse devenir un sujet et l’acte de filmer un processus cathartique.

M.H. C’est réellement une catharsis, un retranchement, comme le geste de sculpter, d’enlever avec un ciseau et un marteau ce qui est superflu et tout ce qui diffère la vérité de l’image, la vérité du film – sa vérité structurelle, sa vérité de forme – et cette vérité ne peut être dégagée que par cette découpe, par ce travail de cisèlement, d’épure, jusqu’à arriver à une catharsis. Catharsis qu’on n’atteindra peut-être pas totalement, parce que c’est alors presque le néant.
La mise en scène ce n’est pas une chose qui se prend. C’est une chose qui s’offre, au fur à mesure, dans une grande part de hasard et d’aléatoire. Il ne faudrait pas dire d’emblée : « Je suis le metteur en scène, je veux que telle chose soit comme ci ou comme ça. » Il y a quelque chose qui est au-dessus de nous et qui nous inspire et nous conduit.
Cela ne peut pas être un pouvoir. Ou alors c’est un pouvoir qui ne se nomme pas comme tel, qui ne s’inscrit pas dans la hiérarchie.
Par rapport aux acteurs, si je dis qu’il n’y a pas de mise en scène des acteurs c’est parce qu’ils ont été choisis, parce que je les connais. Je dis que la mise en scène des acteurs n’existe pas, mais je dis aussi que les acteurs n’existent pas. Tout le monde est acteur. Il y a une manière de prendre les gens pour les révéler acteurs, ou plutôt actants.

F.S. Ils sont révélés par une multiplicité de points de vue.

M.H. Les acteurs se situent forcément toujours dans l’axe de la caméra, face à un interlocuteur qui n’est jamais là et qui est toujours là: c’est le spectateur. Le spectateur prendra la place de la caméra. C’est comme une équation algébrique. Et c’est ça qui est important, d’avoir toujours la notion de cet interlocuteur invisible, mais qui est là. Et cet interlocuteur invisible, au départ, bien sûr, c’est l’auteur. Le créateur est le premier spectateur. Il n’y a que le rapport actant-spectateur. Il y a ce renvoi, il y a ce face à face de l’un et de l’autre, constant et toujours dans le même axe et dans la même direction, donné par la position de la caméra.

F.S. J’aurais peut-être dû dire multiplicité de niveaux de perception, dans l’espace ou dans le temps, dans l’espace-temps.

M.H. Cela devrait être, ce serait le propre du cinéma de, justement, jouer sur ces notions d’une durée qui tout d’un coup s’efface, parce qu’il y a un retour en arrière – non pas forcement un flash-back, mais un retour qui se situerait dans la pensée d’un protagoniste, d’un acteur du film. Tout d’un coup on découvre que ce qui est montré à l’image n’est pas forcément ce qu’on voit dans l’axe que j’ai défini en tant que celui du spectateur ou en tant que celui du créateur, mais c’est une durée autre. On ne sait plus si c’est la pensée de celui que l’on regarde, ou si l’on est soi-même pensé par le film que l’on regarde, ou si l’on est pensé par le regard de celui qui est dans le film. Dans « Otage », quand on donne une cigarette à cet homme au regard occulté, un bandeau sur les yeux, la cigarette prolonge le geste d’un ravisseur et parcourt au bout de ses doigts le profil de l’homme jusqu’à arriver à sa bouche. Là, il y a eu un trucage à la prise de vue. On a substitué à la cigarette, qui se trouvait à hauteur de la bouche, un pistolet. Le pistolet est braqué sur la bouche de l’otage. On peut se poser la question est-ce que c’est l’otage, les yeux bandés, qui pense ce pistolet? Est-ce que ce pistolet est le prolongement de la cigarette? Est-ce qu’il est la cigarette? Est-ce qu’il est inscrit dans ce geste qui parcourt le profil de l’otage? On ne sait pas. Il n’y a pas d’explication purement rationnelle. Et son prolongement se trouve dans le fait que l’on retourne à une pseudo-réalité. C’est-à-dire qu’à nouveau au pistolet se substitue la cigarette – et ce geste se concrétise dans le fait qu’un briquet s’allume et allume la cigarette. Mais au fond, le geste du briquet est un déclic comme aurait pu être le déclic du pistolet qui aurait tiré.
Dans «L’authentique procès de Carl Emanuel Jung», un film de 1966, la nuque de l’accusé est offerte au regard de la caméra et donc au regard du spectateur. C’est-à-dire qu’il n’y a pas l’apparition d’un pistolet dans la réalité de l’image. Mais le pistolet est en deçà de l’écran, entre les mains de celui qui regarde, qui viserait l’accusé et ferait de ce bourreau – le film raconte l’histoire d’un criminel de guerre – une victime. Cet homme pourrait être tué comme ses victimes l’étaient.
Ce que tu nommes diversité de points de vue est peut-être une diversité de moments. ll y a une équivalence entre points de vue et moments, que le cinéma permet et dont le cinéma se prive. Dans un même moment, il peut se passer des choses différentes, ou on peut proposer à partir d’une même action des points de vue différents: une action qui est reprise, répétée, avec des glissements. C’est ces glissements, ces ruptures, qui donnent le sens. C’est ça, le propre du cinéma. La musique le permet aussi. J’ai souvent un peu l’impression de construire un film, de l’articuler, comme peut se constituer, s’articuler, être interprétée, une musique.

F.S. À propos de la machine productive.

M.H. J’ai commencé à tourner en 16mm. À l’époque on pouvait faire des œuvres en 16mm. Ce n’était pas reconnu par la profession, mais on savait que c’était faisable. Aujourd’hui, il y a de plus grandes résistances. L’argent est beaucoup plus impliqué. C’est pour cela qu’on ne reconnaît pas forcément à la vidéo un statut de création. Mais il y a aussi une ambiguïté, on voudrait faire du durable. Mais la pérennité ne se trouve pas dans le support, dans ce qui serait fait en bronze ou en béton. Je ne crois plus à la pérennité des œuvres et je pense que la pérennité est celle de la création. La crainte que la pellicule s’efface, que la pellicule disparaisse, est une crainte stupide, qui est basée sur une volonté factice de survie. La survie se trouve à travers une perpétuation de l’acte, du faire, du désir de faire. C’est dans la recherche même de l’écriture que l’on trouve cette pérennité. Les œuvres sont éphémères, même s’il est prouvé que certaines ont traversé le temps. Le cinéma, comme la musique, c’est un problème de relais. Il y a une façon de faire fonctionner la machine.
La pérennité ne se trouve pas dans le solide. On voudrait pérenniser le cinéma dans du solide, dans une pellicule qu’on tient dans les mains et où on peut voir les images. Mais ce qui compte est ce qui est déposé sur la pellicule plutôt que la pellicule. C’est l’esprit qui ferait l’émulsion de cette pellicule. Il y a ce regard, comme le regard du scribe, qui dépasse le matériau. C’est l’esprit qui ressurgit, qui émane du concret.

F.S. Au fond le cinéma serait de l’ordre de l’apparition.

M.H. Le cinéma devrait être esprit. C’est dommage qu’il ne soit qu’une concrétude. Je tente de trouver des moyens, même s’ils sont dérisoires, petits, même si c’est la vidéo, dont l’image est impalpable autrement qu’en faisant passer la bande magnétique sur un appareil qui capte cette chose insaisissable déposée sur la bande. C’est ce qui m’intéresse aujourd’hui. C’est l’impondérable, ce qui n’est pas à priori visible, sauf à mettre ce support en contact sur une tête qui n’est pas pensante, mais qui est magnétique et décrypte une image. C’est ça, le cinéma, en gros. C’est un décryptage qui n’est pas seulement la projection par transparence d’une image – c’est la lecture d’une image qui a été écrite. C’est le tracé d’une écriture. C’est une interprétation et non pas une représentation. Ce n’est pas le préalable d’un déroulé, c’est le déroulement d’un temps cru présent. Cette notion est de plus en plus importante pour moi: le cinéma au présent, cinéma qui existe véritablement, qui se montre, qui se donne à voir, qui se donne à entendre.

LES FILMS

RETOUR A LUGANO – Francesca Solari – en production

CELLO 2 – Marcel Hanoun – en production

VITA CIRCOLARE – Paolo Gioli (co-production Vampa Production) – en production

L’ENTREFILM – 54′ – vidéo 16:9 – stéréo – version originale française – France – 2012
réalisation : Francesca Solari
avec : Marcel Hanoun, ses comédiennes – Lucienne Deschamps et Stéphanie Serre – les équipes.

CORPI CHE SI TOCCANO – 16mm – 4′ – Paolo Gioli – 2012 (co-production Vampa Production) – Italie

VOLTI CHE SI TOCCANO – 16mm – 7′ – Paolo Gioli – 2012 (co-production Vampa Production) – Italie

CELLO – 61′ – vidéo 16:9 – stéréo – version originale française – France – 2012
réalisation : Marcel Hanoun
avec : Lucienne Deschamps et Stéphanie Serre

MARCEL HANOUN – ISTANTI – vidéo – 21′ – Francesca Solari – 2010

EQUIPE DE FILMCARE

Conseil artistique et scientifique
Nicole BrenezMarcel Hanoun

Production
Boris du BoullayFrancesca Solari, Bianca Conti Rossini

Techniques cinématographiques
Maurice Ferlet, David Grinberg, Dominique Pâris, Rossalinda Scalzone

Collaborateurs
Frédéric Acquaviva / Lucienne Deschamps / Stéphane Elmadjian / Paolo Gioli / Marie Guéant / Laure Hubert-Rodier / Sarah Lelu / Jerôme Millon / Edouard Morin / Agnès Mouchel / Giuseppe Santonocito / Julien Sicart / Martin Sadoux

Co-production
Paolo Vampa